ADALBÉRON DE LAON SUR ADALBÉRON Si Adalbéron n'avait fait qu'écrire la courte satire dont nous publions ici la traduction, sa vie nous serait probablement aussi obscure que son ouvrage; mais il fut intrigant, brouillon, de mœurs peu réglées, et son activité mondaine a donné à son nom une place que ne lui auraient point value ses vers. Né en Lorraine, d'une famille qui possédait de grandes richesses, il étudia à Reims sous le célèbre Gerbert, et passa bientôt pour l'un des plus savants hommes du siècle. Il paraît que ses contemporains étaient surtout frappés de son éloquence, car « Dieu lui avait donné, disent-ils, un incomparable talent de persuader. » Il en profita pour pousser sa fortune, et gagna si bien les bonnes grâces du roi Lothaire, qu'en 977, malgré sa jeunesse, il fut nommé évêque de Laon, la principale des villes où régnait encore le petit seigneur qui s'appelait le roi des Français. Adalbéron apporta à son église des trésors immenses qui lui appartenaient en propre, et qu'il sut très habilement accroître. Ses richesses ne l'occupaient pas seules; tout donne lieu de croire qu'il était encore mieux avec Emma, femme de Lothaire, qu'avec le roi son mari. A la mort de Louis V, Arnoul, fils naturel de Lothaire et chanoine de Laon, livra cette ville au prince Charles son oncle, et Adalbéron, qui sans doute avait déjà embrassé le parti de Hugues Capet, fut mis en prison. Il s'échappa et se réfugia près de Hugues. A cette occasion la reine Emma écrivit à l'impératrice Adélaïde sa mère : « Ma douleur est au comble, ô ma souveraine, ma mère chérie; j'ai perdu mon mari; j'espérais en mon fils, il est devenu mon ennemi ; des hommes qui naguère m'étaient chers m'ont abandonnée, pour ma perte et celle de toute ma race. Ils ont répandu contre l'évêque de Laon d'odieux mensonges; ils le poursuivent et veulent le dépouiller de son rang pour m'imprimer à moi-même une ignominie qui me fasse justement perdre le mien. » Adalbéron de son côté écrivit à tous les évêques pour leur dénoncer ses ennemis et menacer d'une accusation quiconque entreprendrait d'exercer les fonctions épiscopales dans son diocèse. Il y rentra bientôt, se réconcilia avec Arnoul, et fit même recouvrer à ce dernier la faveur de Hugues Capet, qui le nomma archevêque de Reims. Lorsqu'à la suite d'événements que nous ne rappellerons pas ici, car ils appartiennent à l'histoire générale, Reims eut été livré à Charles par son archevêque, ils s'établirent l'un et l'autre à Laon ; mais, en 991, Adalbéron les trahit tous deux, et les fit tomber, ainsi que la ville, aux mains de leur ennemi. A dater de cette époque, la vie de l'évêque de Laon devint, ce semble, plus étrangère aux affaires politiques ; mais on ne le voit pas moins toujours tracassier, avide, opiniâtre, et engagé dans une multitude de querelles, tantôt avec Gerbert, devenu archevêque de Reims, et son métropolitain, tantôt avec le bon roi Robert lui-même, qui s'irrita au point de l'accuser devant le Saint-Siège, en envoyant à Rome l'exposé de ses griefs. Adalbéron parvint pourtant à se réconcilier avec Robert, et ce fut, à ce qu'il paraît, vers l'an 1006 qu'il lui adressa ce poème en forme de dialogue, satire bizarre des mœurs des moines, de la cour, et même de la conduite personnelle du roi. Telle est du moins l'opinion des savants Bénédictins. Je serais plus enclin à penser que ce poème appartient au temps où Adalbéron était brouillé avec le roi Robert, et peut-être même ne fut pas étranger à sa disgrâce momentanée. A travers la censure générale des vices du temps, on démêle sans peine que l'auteur dirige surtout ses attaques contre Odilon, abbé de Cluny, à qui Robert portait une affection particulière ; et malgré les éloges qu'il donne au roi, il est difficile de croire que Robert n'en ait pas pris quelque humeur. Quoi qu'il en soit, ce petit ouvrage, dont l'obscurité a désespéré les plus habiles érudits, nous donne sur l'état de la société, du gouvernement et des ordres monastiques au xie siècle, quelques renseignements curieux. Adrien de Valois le publia le premier, en 1663, en y joignant un grand nombre de notes qui expliquent en général assez bien les passages auxquels elles se rapportent; mais Valois, comme la plupart des commentateurs, s'est souvent résigné à ne point entendre, et à ne rien dire de ce qu'il n'entendait pas. Forcé de tout entendre pour traduire, ou du moins de chercher dans chaque phrase un sens raisonnable, nous avons plus d'une fois recouru aux conjectures, suppléé des mots, introduit même dans le texte quelques transitions ou quelques incises, travail aussi ingrat que difficile, quand il s'applique à un ouvrage de si mince valeur. Nous ne nous flattons pas d'avoir démêlé toutes les allusions, toutes les intentions de l'évêque de Laon, et sa métaphysique, que nous avons probablement rendue plus claire qu'elle ne l'était pour lui-même, demeure encore étrangement obscure. Adalbéron mourut le 19 juillet 1030, après un épiscopat de cinquante-trois ans, dont la fin ne fut pas moins agitée que tout le cours de sa vie. Il prétendait choisir lui-même son successeur et l'avait déjà désigné ; mais, sur les représentations de quelques évêques, l'archevêque de Reims, Ebble, son métropolitain, s'y opposa, et Adalbéron vit, en mourant, échouer son dernier dessein. Deux autres ouvrages qui portent son nom, un poème sur la sainte Trinité et un Traité de dialectique, n'ont jamais été publiés.