– Monsieur, je vous salue bien ! me dit-il avec le plus grand flegme. – De quel droit... ? – Suis-je ici ?... Du droit que me donne l'impossibilité où vous êtes de me renvoyer ! J'étais abasourdi ! Cet aplomb me décontenançait, et je n'avais rien à répondre. Je regardais cet intrus, mais il ne prenait aucune garde à mon étonnement. – Mon poids dérange votre équilibre, monsieur ? dit-il. Vous permettez... Et, sans attendre mon assentiment, il délesta le ballon de deux sacs qu'il jeta dans l'espace. – Monsieur, dis-je alors en prenant le seul parti possible, vous êtes venu..., bien ! vous resterez ... bien !... mais à moi seul appartient la conduite de l'aérostat ... – Monsieur, répondit-il, votre urbanité est toute française. Elle est du même pays que moi ! Je vous serre moralement la main que vous me refusez. Prenez vos mesures et agissez comme bon vous semble ! J'attendrai que vous ayez terminé. – Pour... ? – Pour causer avec vous. Le baromètre était tombé à vingt-six pouces. Nous étions à peu près à six cents mètres de hauteur, au-dessus de la ville ; mais rien ne trahissait le déplacement horizontal du ballon, car c'est la masse d'air dans laquelle il est enfermé qui marche avec lui. Une sorte de chaleur trouble baignait les objets étalés sous nos pieds et prêtait à leurs contours une indécision regrettable. J'examinai de nouveau mon compagnon. C'était un homme d'une trentaine d'années, simplement vêtu. La rude arête de ses traits dévoilait une énergie indomptable, et il paraissait fort musculeux. Tout entier à l'étonnement que lui procurait cette ascension silencieuse, il demeurait immobile, cherchant à distinguer les objets qui se confondaient dans un vague ensemble. – Fâcheuse brume ! dit-il au bout de quelques instants Je ne répondis pas. – Vous m'en voulez ! reprit-il. Bah ! Je ne pouvais payer mon voyage, il fallait bien monter par surprise. – Personne ne vous prie de descendre, monsieur ! – Eh ! ne savez-vous donc pas que pareille chose est arrivée aux comtes de Laurencin et de Dampierre, lorsqu'ils s'élevèrent à Lyon, le 15 janvier 1784. Un jeune négociant, nommé Fontaine, escalada la galerie, au risque de faire chavirer la machine !... Il accomplit le voyage, et personne n'en mourut  – Une fois à terre, nous nous expliquerons, répondis-je, piqué du ton léger avec lequel il me parlait. – Bah ! ne songeons pas au retour ! – Croyez-vous donc que je tarderai à descendre ? – Descendre ! dit-il avec surprise ... Descendre ! Commençons par monter d'abord. Et avant que je pusse l'empêcher, deux sacs de sable, avaient été jetés par-dessus la nacelle, sans même avoir été vidés ! – Monsieur ! m'écriai-je avec colère. – Je connais votre habileté, répondit posément l'inconnu, et vos belles ascensions ont fait du bruit. Mais si l'expérience est soeur de la pratique, elle est quelque peu cousine de la théorie, et j'ai fait de longues études sur l'art aérostatique. Cela m'a porté au cerveau ! ajouta-t-il tristement en tombant dans une muette contemplation. Le ballon, après s'être élevé de nouveau, était demeuré stationnaire. L'inconnu consulta le baromètre et dit : – Nous voici à huit cents mètres ! Les hommes ressemblent à des insectes ! Voyez ! Je crois que c'est de cette hauteur qu'il faut toujours les considérer, pour juger sainement de leurs proportions ! La place de la Comédie est transformée en une immense fourmilière. Regardez la foule qui s'entasse sur les quais et le Zeil qui diminue. Nous sommes au-dessus de l'église du Dom. Le Mein n'est déjà plus qu'une ligne blanchâtre qui coupe la ville, et ce pont, le Mein-Brucke, semble un fil jeté entre les deux rives du fleuve. L'atmosphère s'était un peu refroidie. – Il n'est rien que je ne fasse pour vous, mon hôte, me dit mon compagnon. Si vous avez froid, j'ôterai mes habits et je vous les prêterai. – Merci ! répondis-je sèchement. – Bah ! Nécessité fait loi. Donnez-moi la main, je suis votre compatriote, vous vous instruirez dans ma compagnie, et ma conversation vous dédommagera de l'ennui que je vous ai causé !