La raréfaction de l'air dilatait considérablement l'hydrogène du ballon, et je voyais sa partie inférieure, laissée vide à dessein, se gonfler et rendre indispensable l'ouverture de la soupape ; mais mon compagnon ne semblait pas décidé à me laisser manœuvrer à ma guise. Je résolus donc de tirer en secret la corde de la soupape, pendant qu'il parlait avec animation, car je craignais de deviner à qui j'avais affaire ! C'eût été trop horrible ! Il était environ une heure moins un quart. Nous avions quitté Francfort depuis quarante minutes, et du côté du sud arrivaient contre le vent d'épais nuages prêts à se heurter contre nous. – Avez-vous perdu tout espoir de faire triompher vos combinaisons ? demandai-je avec un intérêt ... fort intéressé. – Tout espoir ! répondit sourdement l'inconnu. Blessé par les refus, les caricatures, ces coups de pied d'âne, m'ont achevé ! C'est l'éternel supplice réservé aux novateurs ! Voyez ces caricatures de toutes les époques, dont mon portefeuille est rempli ! Pendant que mon compagnon feuilletait ses papiers, j'avais saisi la corde de la soupape, sans qu'il s'en fût aperçu. Il était à craindre, cependant, qu'il ne remarquât ce sifflement, semblable à une chute d'eau, que produit le gaz en fuyant. – Que de plaisanteries faites sur l'abbé Miolan ! dit-il. Il devait s'enlever avec Janninet et Bredin. Pendant l'opération, le feu prit à leur montgolfière, et une populace ignorante la mit en pièces ! Puis la caricature des animaux curieux les appela Miaulant, Jean Minet et Gredin. Je tirai la corde de la soupape, et le baromètre commença à remonter. Il était temps ! Quelques roulements lointains grondaient dans le sud. – Voyez cette autre gravure, reprit l'inconnu, sans soupçonner mes manœuvres. C'est un immense ballon enlevant un navire, des châteaux forts, des maisons, etc. Les caricaturistes ne pensaient pas que leurs niaiseries deviendraient un jour des vérités ! Il est complet, ce grand vaisseau ; à gauche, son gouvernail, avec le logement des pilotes ; à la proue, maisons de plaisance, orgue gigantesque et canon pour appeler l'attention des habitants de la terre ou de la lune ; au-dessus de la poupe, l'observatoire et le ballon-chaloupe ; au cercle équatorial, le logement de l'armée ; à gauche, le fanal, puis les galeries supérieures pour les promenades, les voiles, les ailerons ; au-dessous, les cafés et le magasin général des vivres. – Admirez cette magnifique annonce : «Inventé pour le bonheur du genre humain, ce globe partira incessamment pour les échelles du Levant, et à son retour il annoncera ses voyages tant pour les deux pôles que pour les extrémités de l'occident. Il ne faut se mettre en peine de rien ; tout est prévu, tout ira bien. Il y aura un tarif exact pour tous les lieux de passage, mais les prix seront les mêmes pour les contrées les plus éloignées de notre hémisphère ; savoir : mille louis pour un des dits voyages quelconques. Et l'on peut dire que cette somme est bien modique, eu égard à la célérité, à la commodité et aux agréments dont on jouira dans ledit aérostat, agréments que l'on ne rencontre pas ici-bas, attendu que dans ce ballon chacun y trouvera les choses de son imagination. Cela est si vrai, que, dans le même lieu, les uns seront au bal, les autres en station ; les uns feront chère exquise et les autres jeûneront ; quiconque voudra s'entretenir avec des gens d'esprit trouvera à qui parler ; quiconque sera bête ne manquera pas d'égal. Ainsi, le plaisir sera l'âme de la société aérienne !» Toutes ces inventions ont fait rire ... Mais avant peu, si mes jours n'étaient comptés, on verrait que ces projets en l'air sont des réalités ! Nous descendions visiblement. Il ne s'en apercevait pas ! – Voyez encore cette espèce de jeu de ballons, reprit-il, en étalant devant moi quelques-unes de ces gravures dont il avait une importante collection ! Ce jeu contient toute l'histoire de l'art aérostatique. Il est à l'usage des esprits élevés, et se joue avec des dés et des jetons du prix desquels on convient, et que l'on paye ou que l'on reçoit, selon la case où l'on arrive. – Mais, repris-je, vous paraissez avoir profondément étudié la science de l'aérostation ? – Oui, monsieur ! oui ! Depuis Phaéton, depuis Icare, depuis Architas, j'ai tout recherché, tout compulsé, tout appris ! Par moi, l'art aérostatique rendrait d'immenses services au monde, si Dieu me prêtait vie ! Mais cela ne sera pas ! – Pourquoi ? – Parce que je me nomme Empédocle ou Érostrate !» Cependant, le ballon heureusement se rapprochait de terre ; mais, quand on tombe, le danger est aussi grave à cent pieds qu'à cinq mille ! – Vous rappelez-vous la bataille de Fleuras ? reprit mon compagnon, dont la face s'animait de plus en plus. C'est à cette bataille que Coutelle, par l'ordre du gouvernement, organisa une compagnie d'aérostiers ! Au siège de Maubeuge, le général Jourdan retira de tels services de ce nouveau mode d'observation, que deux fois par jour, et avec le général lui-même, Coutelle s'élevait dans les airs. La correspondance entre l'aéronaute et les aérostiers qui retenaient le ballon s'opérait au moyen de petits drapeaux blancs, rouges et jaunes. Souvent des coups de carabine et de canon furent tirés sur l'appareil à l'instant où il s'élevait, mais sans résultat. Lorsque Jourdan se prépara à investir Charleroi, Coutelle se rendit près de cette place, s'enleva de la plaine de Jumet, et resta sept ou huit heures en observation avec le général Morlot, ce qui contribua sans doute à nous donner la victoire de Fleuras. Et, en effet, le général Jourdan proclama hautement les secours qu'il avait retirés des observations aéronautiques. Eh bien ! malgré les services rendus à cette occasion et pendant la campagne de Belgique, l'année qui avait vu commencer la carrière militaire des ballons la vit aussi terminer ! Et l'école de Meudon, fondée par le gouvernement, fut fermée par Bonaparte à son retour d'Égypte ! Et cependant, qu'attendre de l'enfant qui vient de naître ? avait dit Franklin. L'enfant était né viable, il ne fallait pas l'étouffer !