L'inconnu courba son front sur ses mains, se prit à réfléchir quelques instants. Puis, sans relever la tête, il me dit : – Malgré ma défense, monsieur, vous avez ouvert la soupape ? Je lâchai la corde. – Heureusement, reprit-il, nous avons encore trois cent livres de lest ! – Quels sont vos projets ? dis-je alors. – Vous n'avez jamais traversé les mers ? me demanda-t-il. Je me sentis pâlir. – Il est fâcheux, ajouta-t-il, que nous soyons poussés vers la mer Adriatique ! Ce n'est qu'un ruisseau ! Mais plus haut, nous trouverons peut-être d'autres courants ? Et, sans me regarder, il délesta le ballon de quelques sacs de sable. Puis, d'une voix menaçante : – Je vous ai laissé ouvrir la soupape, dit-il, parce que la dilatation du gaz menaçait de crever le ballon ! Mais n'y revenez pas ! Et il reprit en ces termes : – Vous connaissez la traversée de Douvres à Calais faite par Blanchard et Jefferies ! C'est magnifique ! Le 7 janvier 1788, par un vent de nord-ouest, leur ballon fut gonflé de gaz sur la côte de Douvres. Une erreur d'équilibre, à peine furent-ils enlevés, les força à jeter leur lest pour ne pas retomber, et ils n'en gardèrent que trente livres. C'était trop peu, car le vent ne fraîchissant pas, ils n'avançaient que fort lentement vers les côtes de France. De plus, la perméabilité du tissu faisait peu à peu dégonfler l'aérostat, et au bout d'une heure et demie les voyageurs s'aperçurent qu'ils descendaient. – Que faire ? dit Jefferies. – Nous ne sommes qu'aux trois quarts du chemin, répondit Blanchard, et peu élevés ! En montant, nous rencontrerons peut-être des vents plus favorables. – Jetons le reste du sable ! Le ballon reprit un peu de force ascensionnelle, mais il ne tarda pas à redescendre. Vers la moitié du voyage, les aéronautes se débarrassèrent de livres et d'outils. Un quart d'heure après, Blanchard dit à Jefferies : – Le baromètre ? – Il monte ! Nous sommes perdus, et cependant voilà les côtes de France ! Un grand bruit se fit entendre. – Le ballon est déchiré ? dit Jefferies. – Non ! la perte du gaz a dégonflé la partie inférieure du ballon ! Mais nous descendons toujours ! Nous sommes perdus ! En bas toutes les choses inutiles ! Les provisions de bouche, les rames et le gouvernail furent jetés à la mer. Les aéronautes n'étaient plus qu'à cent mètres de hauteur. – Nous remontons, dit le docteur. – Non, c'est l'élan causé par la diminution du poids ! Et pas un navire en vue, pas une barque à l'horizon ! À la mer nos vêtements ! Les malheureux se dépouillèrent, mais le ballon descendait toujours ! – Blanchard, dit Jefferies, vous deviez faire seul ce voyage ; vous avez consenti à me prendre ; je me dévouerai ! Je vais me jeter à l'eau, et le ballon soulagé remontera ! – Non, non ! c'est affreux ! Le ballon se dégonflait de plus en plus, et sa concavité, faisant parachute, resserrait le gaz contre les parois et en augmentait la fuite ! – Adieu, mon ami ! dit le docteur. Dieu vous conserve ! Il allait s'élancer, quand Blanchard le retint. – Il nous reste une ressource ! dit-il. Nous pouvons couper les cordages qui retiennent la nacelle et nous accrocher au filet ! Peut-être le ballon se relèvera-t-il. Tenons-nous prêts ! Mais ... le baromètre descend ! Nous remontons ! Le vent fraîchit ! Nous sommes sauvés ! Les voyageurs aperçoivent Calais ! Leur joie tient du délire ! Quelques instants plus tard, ils s'abattaient dans la forêt de Guines. Je ne doute pas, ajouta l'inconnu, qu'en pareille circonstance, vous ne prissiez exemple sur le docteur Jefferies ! Les nuages se déroulaient sous nos yeux en masses éblouissantes. Le ballon jetait de grandes ombres sur cet entassement de nuées et s'enveloppait comme d'une auréole. Le tonnerre mugissait au-dessous de la nacelle. Tout cela était effrayant ! – Descendons ! m'écriai-je. – Descendre, quand le soleil est là, qui nous attend ! En bas les sacs ! Et le ballon fut délesté de plus de cinquante livres ! À trois mille cinq cents mètres, nous demeurâmes stationnaires. L'inconnu parlait sans cesse. J'étais dans une prostration complète, tandis qu'il semblait, lui, vivre en son élément.