Mais je n'entendais plus. Le fou regarda autour de lui et s'agenouilla à mon oreille : – Et la catastrophe de Zambecarri, l'avez-vous oubliée ? Écoutez. Le 7 octobre 1804, le temps parut se lever un peu. Les jours précédents, le vent et la pluie n'avaient pas cessé, mais l'ascension annoncée par Zambecarri ne pouvait se remettre. Ses ennemis le bafouaient déjà. Il fallait partir pour sauver de la risée publique la science et lui. C'était à Bologne. Personne ne l'aida au remplissage de son ballon. Ce fut à minuit qu'il s'enleva, accompagné d'Andréoli et de Grossetti. Le ballon monta lentement, car il avait été troué par la pluie, et le gaz fusait. Les trois intrépides voyageurs ne pouvaient observer l'état du baromètre qu'à l'aide d'une lanterne sourde. Zambecarri n'avait pas mangé depuis vingt-quatre heures. Grossetti était aussi à jeun. – Mes amis, dit Zambecarri, le froid me saisit, je suis épuisé. Je vais mourir ! Il tomba inanimé dans la galerie. Il en fut de même de Grossetti. Andréoli seul restait éveillé. Après de longs efforts, il parvint à secouer Zambecarri de son engourdissement. – Qu'y a-t-il de nouveau ? Où allons-nous ? D'où vient le vent ? Quelle heure est-il ? – Il est deux heures ! – Où est la boussole ? – Renversée ! – Grand Dieu ! la bougie de la lanterne s'éteint ! – Elle ne peut plus brûler dans cet air raréfié, dit Zambecarri ! La lune n'était pas levée, et l'atmosphère était plongée dans une ténébreuse horreur. – J'ai froid, j'ai froid ! Andréoli. Que faire ?» Les malheureux descendirent lentement à travers une couche de nuages blanchâtres. – Chut ! dit Andréoli. Entends-tu ? – Quoi ? répondit Zambecarri. – Un bruit singulier ! – Tu te trompes ! – Non ! Voyez-vous ces voyageurs au milieu de la nuit, écoutant ce bruit incompréhensible ! Vont-ils se heurter contre une tour ? Vont-ils être précipités sur des toits ? – Entends-tu ? On dirait le bruit de la mer ! – Impossible ! – C'est le mugissement des vagues ! – C'est vrai ! – De la lumière ! de la lumière ! Après cinq tentatives infructueuses, Andréoli en obtint. Il était trois heures. Le bruit des vagues se fit entendre avec violence. Ils touchaient presque à la surface de la mer ! – Nous sommes perdus ! cria Zambecarri, et il se saisit d'un gros sac de lest. – À nous ! cria Andréoli. La nacelle touchait l'eau, et les flots leur couvraient la poitrine ! – À la mer les instruments, les vêtements, l'argent ! Les aéronautes se dépouillèrent entièrement. Le ballon délesté s'enleva avec une rapidité effroyable. Zambecarri fut pris d'un vomissement considérable. Grossetti saigna abondamment. Les malheureux ne pouvaient parler, tant leur respiration était courte. Le froid les saisit, et en un moment ils furent couverts d'une couche de glace. La lune leur parut rouge comme du sang. Après avoir parcouru ces hautes régions pendant une demi-heure, la machine retomba dans la mer. Il était quatre heures du matin. Les naufragés avaient la moitié du corps dans l'eau, et le ballon, faisant voile, les traîna pendant plusieurs heures. Au point du jour, ils se trouvèrent vis-à-vis de Pesaro, à quatre milles de la côte. Ils y allaient aborder, quand un coup de vent les rejeta en pleine mer. Ils étaient perdus ! Les barques épouvantées fuyaient à leur approche !... Heureusement, un navigateur plus instruit les accosta, les hissa à bord, et ils débarquèrent à Ferrada. Voyage effrayant, n'est-ce pas ? Mais Zambecarri était un homme énergique et brave. À peine remis de ses souffrances, il recommença ses ascensions. Pendant l'une d'elles, il se heurta contre un arbre, sa lampe à esprit-de-vin se répandit sur ses vêtements ; il fut couvert de feu, et sa machine commençait à s'embraser, quand il put redescendre à demi brûlé ! Enfin, le 21 septembre 1812, il fit une autre ascension à Bologne. Son ballon s'accrocha à un arbre, et sa lampe y mit encore le feu. Zambecarri tomba et se tua ! Et en présence de ces faits, nous hésiterions encore ! Non ! Plus nous irons haut, plus la mort sera glorieuse ! Le ballon entièrement délesté de tous les objets qu'il contenait, nous fûmes emportés à des hauteurs inappréciables ! L'aérostat vibrait dans l'atmosphère. Le moindre bruit faisait éclater les voûtes célestes. Notre globe, le seul objet qui frappât ma vue dans l'immensité, semblait prêt à s'anéantir, et, au-dessus de nous, les hauteurs du ciel étoile se perdaient dans les ténèbres profondes ! Je vis l'individu se dresser devant moi ! – Voici l'heure ! me dit-il. Il faut mourir ! Nous sommes rejetés par les hommes ! Ils nous méprisent ! Écrasons-les ! – Grâce ! fis-je. – Coupons ces cordes ! Que cette nacelle soit abandonnée dans l'espace ! La force attractive changera de direction, et nous aborderons au soleil ! Le désespoir me galvanisa. Je me précipitai sur le fou, nous nous prîmes corps à corps, et une lutte effroyable se passa ! Mais je fus terrassé, et tandis qu'il me maintenait sous son genou, le fou coupait les cordes de la nacelle. – Une !... fit-il. – Mon Dieu !... – Deux !... trois !... Je fis un effort surhumain, je me redressai et repoussai violemment l'insensé ! – Quatre ! dit-il. La nacelle tomba, mais, instinctivement, je me cramponnai aux cordages et je me hissai dans les mailles du filet. Le fou avait disparu dans l'espace ! Le ballon fût enlevé à une hauteur incommensurable ! Un horrible craquement se fit entendre !... Le gaz, trop dilaté, avait crevé l'enveloppe ! Je fermai les yeux ... Quelques instants après, une chaleur humide me ranima. J'étais au milieu de nuages en feu. Le ballon tournoyait avec un vertige effrayant. Pris par le vent, il faisait cent lieues à l'heure dans sa course horizontale, et les éclairs se croisaient autour de lui. Cependant, ma chute n'était pas très-rapide. Quand je rouvris les yeux, j'aperçus la campagne. J'étais à deux milles de la mer, et l'ouragan m'y poussait avec force, quand une secousse brusque me fit lâcher prise. Mes mains s'ouvrirent, une corde glissa rapidement entre mes doigts, et je me trouvai à terre ! C'était la corde de l'ancre, qui, balayant la surface du sol, s'était prise dans une crevasse, et mon ballon, délesté une dernière fois, alla se perdre au delà des mers. Quand je revins à moi, j'étais couché chez un paysan, à Harderwick, petite ville de la Gueldre, à quinze lieues d'Amsterdam, sur les bords du Zuyderzée. Un miracle m'avait sauvé la vie, mais mon voyage n'avait été qu'une série d'imprudences, faites par un fou, auxquelles je n'avais pu parer ! Que ce terrible récit, en instruisant ceux qui me lisent, ne décourage donc pas les explorateurs des routes de l'air !