L’an dernier, les lecteurs l’ont oublié sans doute, j’avais entrepris de raconter une série de petits voyages pour ceux qui ne peuvent quitter leur demeure. Ils sont nombreux, hélas, ceux qu’attache au logis une profession tyrannique. Parmi les riches et les demi-riches, tout le monde peut sortir de Paris au moins huit ou quinze jours par été, mais parmi les pauvres, j’entends surtout les pauvres ignorés, combien restent condamnés à la prison de la rue chaude et infecte ! Le métier les tient, les lie. On les voit, le soir, sur la chaise de paille au seuil de la boutique, le long du trottoir que baigne le ruisseau tari comme une simple rivière. Ils lèvent parfois les yeux vers la bande de ciel aperçue entre les toits, et ils regardent les traînées de pourpre que jette sur l’azur pâli le grand soleil qui se couche, là-bas, dans les campagnes vertes. Puis ce dernier flamboiement du jour s’éteint ; les étoiles à leur tour s’allument dans la ligne noire tracée par les murs de la rue ; on dirait une écharpe d’Orient constellée d’or. Les prisonniers de la ville regardent encore là-haut comme pour aspirer un peu de l’air frais des soirs, de cet air limpide et léger qui glisse dans les feuilles, à la nuit tombée. Mais l’égout, l’égout du coin, souffle son haleine empestée, exhale les puanteurs violentes des fosses mêlées à la senteur plus fade et non moins odieuse des eaux charriées par les ruisseaux, des eaux de rue et de vaisselle. Paris devient la cuve d’infection qu’il est aujourd’hui chaque soir. Et les pauvres gens, écœurés et patients, se lèvent, rentrent leurs chaises et vont se coucher, en fermant avec soin leurs fenêtres pour empêcher les haleines de la ville d’empuantir leurs chambres. Étrange peuple qui fait des révolutions pour un mot dénué de sens, qui condamne, bannit, fusille, massacre des gens parce qu’ils ont à l’âme une opinion, une croyance niaise et inoffensive, et qui se laissent empoisonner sans murmurer par une société de malfaiteurs publics qu’on nomme, je crois, les ingénieurs de la ville. Mais voilà ceux qu’il faut pendre, bourgeois, aux becs de gaz, autour des bouches d’égout. Faites-les fumer là-dessus, comme on fume dans les cheminées les jambons et les harengs ; passez-les aux vapeurs des fosses comme on parfume au benjoin. Il vous faut des otages, gens de Belleville et de Montmartre. Cessez donc d’inscrire des innocents sur vos listes ; prenez vos conseillers municipaux, les directeurs des travaux, les ingénieurs. Leurs noms sont dans les annuaires, avec leurs adresses, ô citoyens, on les peut trouver facilement ! Un massacre d’ingénieurs serait d’ailleurs un bienfait public. Quand il s’agit de gâter une ville, un paysage, une chose belle et grande, ils arrivent ; et, inspirés par un génie spécial qu’on peut appeler le génie du Laid, ils gâtent tout d’un simple coup de plume. Nous avons une chose unique au monde, si belle qu’on ne la peut imaginer quand on ne l’a pas vue. Le Mont Saint-Michel. Un bijou de granit, un colosse de dentelle, une merveille incomparable encadrée dans un paysage d’une invraisemblable beauté, dans un golfe de sable jaune, s’étendant à perte de vue. Les ingénieurs sont arrivés qui ont fait une digue. La digue menace le monument et doit faire pousser des choux dans la mer de sable qui semble, au soleil couchant, un océan d’or. Les architectes désespérés ont protesté, mais les ingénieurs tenaient bon pour les navets et pour la chute du monastère. Il a fallu réunir les ministres pour décider cette question. Ils feraient des bords de trottoirs avec des marbres antiques, des tableaux à algèbre avec les toiles du Louvre, des cheminées de fabrique avec les tours de Notre-Dame, ces gens ; ils ont le génie du Laid. Dans la charmante ville d’Ajaccio existait une adorable promenade, ombragée d’arbres, le long du golfe. C’était la promenade des soirées où tout le monde allait regarder la mer. Les ingénieurs sont venus, et ils ont construit un mur, un mur de trois kilomètres, un mur deux fois plus haut qu’un homme entre le golfe et le chemin. On circule aujourd’hui dans un couloir. Et la ville n’a plus de promenade. Et pourquoi ce mur ? Pour rien ! Pour cacher la vue ! Parce que les ingénieurs ont jugé bon de faire un mur coûtant très cher. L’indignation des habitants fut telle qu’on va, dit-on, détruire cette maçonnerie. Allons, tant mieux. Mais il serait préférable de détruire les ingénieurs, en y comprenant ceux des Tabacs qui nous fabriquent des cigares infiniment inférieurs à ceux que les négresses, là-bas, roulent sur leur cuisse, sans mathématiques. On ne pourrait faire grâce qu’aux ingénieurs des mines, leurs vilains travaux échappant au moins à nos yeux, et à notre odorat. Quant aux autres ! Dès qu’ils arrivent dans un pays, ces gens à compas, ils sont plus dangereux que le choléra dont on nous menace, car le choléra ne détruit que des hommes et la nature les remplace, tandis que les ingénieurs détruisent la nature elle-même, la rendent grotesque comme ils voulaient faire au mont Saint-Michel, ou la rendent nuisible comme à Paris. Donc, si vous voyez un ingénieur près de votre propriété, tuez-le. Car vous ne pouvez prévoir les imaginations effroyables de son esprit destructeur de la ligne et du beau ! Mais nous voici loin. Je disais que l’an dernier, j’ai raconté quelques excursions, deux en Bretagne, une à Menton, une en Corse. Cette année nous avons visité Cannes, et fait dernièrement un petit voyage de Paris à Rouen, par la Seine. Traversons aujourd’hui l’Auvergne.