La mer est basse. Le ressac bat doucement le pied du banc des Samobrives. Il y a des flaques d’eau entre les rochers. Le granit brille comme de l’ébène ciré. On marche sur les goémons visqueux dont les cosses éclatent en faisant jaillir de petits jets liquides. Il faut prendre garde de glisser, car la chute serait douloureuse. Quelle quantité de mollusques sur ce banc : des vignaux semblables à de gros limaçons, des moules, des clovisses, des mâcles, et surtout des huîtres par milliers ! Une demi-douzaine des plus belles se cachent sous les plantes marines. Je me trompe : il n’y en a que cinq. La place de la sixième est inoccupée ! Voilà maintenant que ces huîtres s’ouvrent aux rayons du soleil, afin de respirer la fraîche brise du large. En même temps s’échappe une sorte de chant, plaintif comme une litanie de semaine sainte. Les valves de ces mollusques se sont lentement écartées. Entre leurs franges transparentes se dessinent quelques figures faciles à reconnaître. L’une est Raton, le père, un philosophe, un sage, qui sait accepter la vie sous toutes ses formes. «Sans doute, pense-t-il, après avoir été rat, redevenir mollusque, cela ne laisse pas d’être pénible. Mais il faut se faire une raison et prendre les choses comme elles viennent !» Dans la deuxième huître, grimace une figure contrariée, dont les yeux jettent des éclairs. En vain cherche-t-elle à s’élancer hors de sa coquille. C’est dame Ratonne, et elle dit : «Être enfermée dans cette prison d’écaille, moi qui tenais le premier rang dans notre ville de Ratopolis ! Moi qui, arrivée à la phase humaine, aurais été grande dame, princesse peut-être !… Ah ! le misérable Gardafour !» Dans la troisième huître, se montre la face bébête du cousin Raté, un franc nigaud, quelque peu poltron, qui dresserait l’oreille au moindre bruit, comme un lièvre. Il faut vous dire que, tout naturellement, en sa qualité de cousin, il faisait la cour à sa cousine. Or, Ratine, on le sait, en aimait un autre, et cet autre. Raté le jalousait cordialement. «Ah ! ah ! faisait-il, quelle destinée ! Au moins, quand j’étais rat, je pouvais courir, me sauver, éviter les chats et les ratières. Mais ici, il suffit que l’on me cueille avec une douzaine de mes semblables, et le couteau grossier d’une écaillère m’ouvrira brutalement, et j’irai figurer sur la table d’un riche, et je serai avalé… vivant peut-être !» Dans la quatrième huître, c’est le cuisinier Rata, un chef très fier de ses talents, très vaniteux de son savoir. «Le maudit Gardafour ! s’écriait-il. Si jamais je le tiens d’une main, je lui tords le cou de l’autre ! Moi, Rata, qui en faisais de si bons que le nom m’en est resté, être collé entre deux écailles ! Et ma femme Ratane… «Je suis là, dit une voix qui sortait de la cinquième huître. Ne te fais pas de chagrin, mon pauvre Rata ! Si je ne puis me rapprocher de toi, je n’en suis pas moins à ton côté, et, quand tu remonteras l’échelle, nous la remonterons ensemble !» Bonne Ratane ! Une grosse boulotte, toute simple, toute modeste, aimant bien son mari, et, comme lui, très dévouée à ses maîtres. Puis, alors, la triste litanie reprit sur un mode lugubre. Quelques centaines d’huîtres infortunées, attendant leur délivrance, elles aussi, se joignirent à ce concert de lamentations. Cela serrait le cœur. Et quel surcroît de douleur pour Raton, le père, et pour dame Ratonne, s’ils avaient su que leur fille n’était plus avec eux !