Ô Naïade qui habites les bords de la Moselle, montre-moi les groupes du troupeau qui porte écaille, et décris-moi ces légions qui nagent dans le sein transparent du fleuve azuré. Le Meunier écaillé brille parmi les herbes sablonneuses : sa chair très molle est criblée d’arêtes serrées, et il ne peut se conserver plus de six heures pour la table. La Truite a le dos étoilé de gouttes de pourpre ; la Loche n’a pas pour nuire la pointe d’une épine, et l’Ombre légère échappe aux regards par la célérité de sa marche. Et toi, longtemps ballotté dans les gorges de l’oblique Saravus, où bouillonnent les bouches frémissantes de six piles de pierre, quand tu glisses, ô Barbeau, dans de plus nobles ondes, plus libre en ton essor, tu nages au large. Tu as meilleur goût dans le plus mauvais âge, et de tous les êtres qui respirent, tu es le seul dont la vieillesse ne soit pas sans prix. Je ne te passerai pas sous silence, ô Saumon, toi dont la chair a l’éclat de la pourpre : du milieu de l’abîme, les coups vagabonds de ta large queue se répètent à la surface, et ton élan caché se trahit sur l’onde endormie. Ta poitrine est cuirassée d’écailles, ton front est lisse : tu peux faire l’ornement d’un repas ambigu, et tu supportes sans te corrompre les. délais d’une longue attente : ta tête est semée de taches remarquables ; ton large ventre tremble sous le poids d’une panse gonflée de graisse. Et toi, qu’on pêche dans les mers d’Illyrie, dans les flots de Pister aux deux noms, Lotte, toi qu’on devine à l’écume qui surnage, tu passes aussi dans notre océan pour que le large fleuve de la Moselle ne soit point privé d’un hôte aussi célèbre. De quelles couleurs la nature a su te peindre ! Ton dos est marqué de points noirs qu’un cercle jaunâtre entoure. Le long de ta peau lisse s’étend une teinte bleuâtre chargé de graisse jusqu’au milieu du corps, de cette partie jusqu’à l’extrémité de la queue, ta peau est sèche de maigreur. Toi non plus, délices de nos tables, je ne t’oublierai pas, ô Perche, fille des fleuves comparable aux poissons des mers, et qui seule peux le disputer sans peine au Surmulet pourpré ; car ton goût n’est pas sans saveur : les parties de ton corps charnu se composent de segments divisés par des arêtes. Là aussi, ce poisson plaisamment désigné par un prénom latin, l’hôte des étangs, l’ennemi acharné des criardes grenouilles, le Brochet, recherche des trous obscurs dans les herbes et la vase. Sans attraits et sans usage pour nos tables, il va bouillir dans les tavernes enfumées de sa vapeur fétide. Qui ne connaît la verte Tanche, ressource du vulgaire, et l’Ablette, facile proie des hameçons de l’enfant, et l’Alose grillée au foyer pour le régal du peuple ? Et toi, qui participes de deux espèces, qui, sans être ni l’une ni l’autre, es de l’une et de l’autre, toi qui n’es pas encore le Saumon et n’es déjà plus la Truite, tu tiens, Truite saumonée, le milieu entre ces deux poissons, et tu dois avoir, pour être pêchée, la moitié de leur âge. Il faut te chanter aussi parmi ces enfants du fleuve, toi dont la longueur n’excède pas deux mains sans les pouces, Goujon au corps très gras, arrondi, allongé, mais plus trapu quand ton ventre est gonflé d’œufs ; Goujon, dont les barbes imitent les tentacules effilés du Barbeau. A toi mes louanges à présent, gibier de mer, énorme Silure, au dos empreint des reflets de l’olive actéenne, et que je regarde comme le Dauphin des rivières, à te voir ainsi promener au large ta vaste masse, ne déroulant qu’à peine toute l’étendue de ton grand corps au sein des eaux trop basses et des herbages qui le gênent. Mais quand tu poursuis majestueusement ta marche dans le fleuve, à ta vue les verts rivages, à ta vue la troupe azurée des poissons, à ta vue l’onde limpide s’émerveille. La vague bouillonne, se divise et reflue en courant sur l’une et l’autre rive. Ainsi parfois, dans les gouffres de l’Atlantique, si, poussée par les vents ou par son élan vers la plage, la Baleine refoule les flots qui se déchirent, les vagues surgissent immenses, et les montagnes voisines tremblent de décroître. Mais lui, mais cette douce Baleine de notre Moselle, loin d’être un fléau, est un honneur de plus pour ce grand fleuve.