LE CARRÉ QUI VOULAIT DEVENIR ROND Hervé était un carré comme les autres, en forme parfaite, bien qu'il lui arrive parfois d'avoir un point de côté quand il allait courir. Dans son cercle familial, on disait de lui qu'il était droit et avait le sens aigu des responsabilités. Hervé habitait en Angle-Terre, pas très loin d'une grande surface. Il venait souvent se promener sur le Square et c'est à cet endroit qu'il fit la plus belle des rencontres. Une figure parfaite en tous points s'approchait de lui : c'était Cléandre. À la base, elle était médiatrice dans un centre de bars parallèles. Mais, sans emploi, elle travaillait chez Lecercl, au rayon disques. Plus elle s'approchait de lui, plus Hervé sentait son cœur palpiter. Hervé en était tombé éperdument amoureux. Il ne pouvait dire quoi que ce soit. Cléandre passa lentement sans rien dire. Elle avait des courbes gracieuses et l'image qu'elle projetait était tout simplement magnifique. Peu à peu, elle s'éloigna. Les secondes intenses qu'il venait de vivre firent place à une immense déception : elle ne lui avait pas adressé la parole et ne l'avait même pas regardé. Pourtant, Hervé s'imaginait bien l'enlacer tendrement, la faire rire, vivre avec elle pour toute la vie. Il l'emmènerait au cinéma, au restaurant. Ils boiraient du café latte dans les règles de l'art. Ils auraient une belle maison et plein d'enfants. « Mais elle ne m'a pas regardé, je suis transparent pour elle, je ne suis sans doute pas à son goût, pas assez beau, trop anguleux, trop pointu pour elle peut-être » pleurnicha-t-il. Pourtant, Hervé est quelqu'un de tendre qui sait arrondir les angles. Mais ce ne sera pas suffisant. Il le sent. Il le sait. « Si je veux qu'elle me voie, il faut que je change. Je dois, moi aussi, devenir un rond. Elle me verra enfin et s'apercevra que je suis beau, circulaire, parfait. Je vais changer pour elle, je vais devenir rond ! » dit-il bien décidé à la conquérir. Hervé eut une idée. « Je vais rouler et rouler encore jusqu'à ce que mes angles s'arrondissent, s'aplanissent puis disparaissent pour devenir un disque parfait ». , Il regarda en direction de la Colline du Trapèze et se dit qu'il pourrait bien se lancer de là-haut. Au sommet de la Colline du Trapèze, il y avait beaucoup de vent. Hervé n'en menait pas large. « Quelle hauteur ! » se dit-il. J'espère qu'en roulant, je ne me ferai pas mal. De toute façon, je ferais tout pour devenir rond afin que Cléandre me voie et tombe amoureuse de moi. Il inspira profondément, compta jusqu'à trois et s'élança courageusement, les genoux recroquevillés, fermement maintenus par ses bras. « Tayoooooo ! » Il dévala toute la colline en glissant sur son derrière. Au fil de sa descente, il prenait de la vitesse mais, fort heureusement, il ne heurta rien sur son chemin. Après quelques minutes, il arriva, tout déconfit, au pied de la colline, toujours glissant en ligne droite sur son derrière. Lorsqu'il atterrit au sol, il constata avec surprise qu'il ne roulait pas. « Me voilà bien avancé » se dit-il, franchement déçu. Il va falloir trouver une autre solution pour changer de forme. Il est vrai que faire tournoyer un carré n'est pas chose facile. Il faudrait que je me déforme un peu pour que je puisse rouler plus facilement. Mais comment faire ? Hervé porta son regard vers la Falaise et frissonna. Je vais devoir sauter de là-haut afin d'obtenir une forme plus commode pour rouler. « Je ne vois pas comment je pourrais m'y prendre autrement » se dit-il. Arrivé au sommet, le vent était encore plus fort que sur la Colline du Trapèze et Hervé eut bien du mal à tenir l'équilibre. Il se pencha prudemment afin d'estimer la hauteur. Il prit son courage à deux mains, inspira profondément et s'élança dans le vide. Après d'interminables secondes de chute, il s'écrasa quelques dizaines de mètres plus bas dans un vacarme assourdissant. Mais il n'obtint pas l'effet escompté. Lorsqu'il reprit ses esprits, il se rendit compte qu'il était devenu un rectangle. « Ce n'est pas comme ça que je vais rouler. Il faut recommencer ». Il remonta au sommet de la Falaise pour faire une seconde tentative. Hervé se plaça au bord du gouffre, attendit que le vent se calme un peu, inspira profondément et se jeta dans le précipice. « J'espère que cette fois sera la bonne » se dit-il. Après s'être écrasé au sol dans un bruit tout aussi infernal que la première fois, il se rendit compte que seuls deux côtés s'étaient penchés et l'avaient un peu tordu. Il était devenu un parallélogramme et ça ne lui convenait pas du tout. « On recommence », dit-il passablement agacé. « Sans doute m'y suis-je mal pris jusqu'à présent », pensa- t-il. « Je vais modifier ma technique et sauter verticalement, parce que si je continue comme ça, je vais finir par devenir une ligne toute simple ». Sur ces paroles, il sauta. Après un nouvelle déculottée au pied de la Falaise, Hervé vit que son saut n'apportait rien de plus. Il avait juste un peu rétréci. Il s'était transformé en losange. Il sentit la moutarde lui monter au nez. «J'en ai marre ! J'essaie encore une dernière fois » cria-t-il mi-fâché, mi-déçu. « Bon c'est la dernière ! Il va falloir me concentrer ». Hervé inspecta avec minutie la Falaise espérant trouver une solution. En vain. Aussi, il prit l'air à pleins poumons et se jeta dans le vide en hurlant de rage : « Je veux changer de forme ! » Trois fois hélas ! Il ne devint pas rond. Rouge d'une colère mêlée de déception, il s'éloigna de la Falaise. C'est certain, ce n'est pas en sautant dans le vide qu'il deviendra rond. Tout au plus a-t-il pu gagner un côté supplémentaire pour devenir un pentagone. Promis, il ne sautera plus. Mais soudain, l'espoir de devenir rond se raviva. J'ai cinq côtés, à présent, sans doute vais-je pouvoir rouler maintenant. Il faut que je retente une roulade. C'est le cœur plus léger qu'il entreprit sa marche vers le sommet de la Colline du Trapèze. Hervé contempla la longue pente sur laquelle il avait glissé auparavant. « Maintenant que j'ai cinq côtés, il me parait possible de rouler. Il n'y a qu'une seule façon de le savoir ». Hervé était maintenant convaincu de sa réussite. Plutôt que sauter dans le vide comme auparavant, il bascula sur la pente en faisant une cabriole, mettant toutes les chances de son côté pour entamer une roulade. Formidable ! Ça marche ! Hervé commença à rouler et prit rapidement de la vitesse. Plus il roulait, plus ses angles s'aplanissaient pour créer des côtés supplémentaires de plus en plus petits. Il tourna et tourneboula encore. Il roula tant que les côtés se firent de plus en plus nombreux et de plus en plus petits. Quand il arriva au pied de la Colline, ses côtés étaient si petits qu'ils étaient devenus des points. Il avait, à présent, tant de côtés et tant de points qu'il était devenu... ... un rond. Il allait enfin pouvoir conquérir Cléandre. « Hervé, c'est toi ? » entendit-il soudain. Une voix féminine l'interpellait. Il l'avait reconnue immédiatement : c'était Cléandre. Son cœur palpita. C'était la première fois qu'elle l'appelait par son prénom. Qu'avait-elle à lui dire ? Lorsqu'elle apparut, Hervé fut tout décontenancé. Cléandre était devenue carrée. Tous les efforts qu'il avait faits avaient finalement été vains. « Cléandre ? Mais tu es carrée ! Que s'est-il passé ? » demanda Hervé dépité. «Dès que je t'ai vu », dit-elle « je suis tombée amoureuse de toi. Comme tu étais un carré, je croyais que tu ne m'aimerais pas. Et toi Hervé, que t'est-il arrivé ? » Hervé rougit : « Moi aussi, je suis tombé amoureux de toi et j'ai voulu changer pour te séduire ». « Reste comme tu es » dit-elle. « Toi aussi, Cléandre ». C'est ainsi que Cléandre et Hervé reprirent leur forme d'origine. Ils s'aimaient bien mieux comme cela. Alors ils se marièrent, vécurent heureux et eurent de nombreux enfants.