Nos repas se passaient ainsi à causer longuement : le phare, la mer, des récits de naufrages, des histoires de bandits corses… Puis, le jour tombant, le gardien du premier quart allumait sa petite lampe, prenait sa pipe, sa gourde, un gros Plutarque à tranche rouge, toute la bibliothèque des Sanguinaires, et disparaissait par le fond. Au bout d’un moment, c’était dans tout le phare un fracas de chaînes, de poulies, de gros poids d’horloges qu’on remontait. Moi, pendant ce temps, j’allais m’asseoir dehors sur la terrasse. Le soleil, déjà très bas, descendait vers l’eau de plus en plus vite, entraînant tout l’horizon après lui. Le vent fraîchissait, l’île devenait violette. Dans le ciel, près de moi, un gros oiseau passait lourdement : c’était l’aigle de la tour génoise qui rentrait… Peu à peu la brume de mer montait. Bientôt on ne voyait plus que l’ourlet blanc de l’écume autour de l’île… Tout à coup, au-dessus de ma tête, jaillissait un grand flot de lumière douce. Le phare était allumé. Laissant toute l’île dans l’ombre, le clair rayon allait tomber au large sur la mer, et j’étais là perdu dans la nuit, sous ces grandes ondes lumineuses qui m’éclaboussaient à peine en passant… Mais le vent fraîchissait encore. Il fallait rentrer. À tâtons, je fermais la grosse porte, j’assurais les barres de fer ; puis, toujours tâtonnant, je prenais un petit escalier de fonte qui tremblait et sonnait sous mes pas, et j’arrivais au sommet du phare. Ici, par exemple, il y en avait de la lumière. Imaginez une lampe Carcel gigantesque à six rangs de mèches, autour de laquelle pivotent lentement les parois de la lanterne, les unes remplies par une énorme lentille de cristal, les autres ouvertes sur un grand vitrage immobile qui met la flamme à l’abri du vent… En entrant j’étais ébloui. Ces cuivres, ces étains, ces réflecteurs de métal blanc, ces murs de cristal bombé qui tournaient, avec des grands cercles bleuâtres, tout ce miroitement, tout ce cliquetis de lumières, me donnait un moment de vertige. Peu à peu, cependant, mes yeux s’y faisaient, et je venais m’asseoir au pied même de la lampe, à côté du gardien qui lisait son Plutarque à haute voix, de peur de s’endormir… Au dehors, le noir, l’abîme. Sur le petit balcon qui tourne autour du vitrage, le vent court comme un fou, en hurlant. Le phare craque, la mer ronfle. À la pointe de l’île, sur les brisants, les lames font comme des coups de canon… Par moments un doigt invisible frappe aux carreaux : quelque oiseau de nuit, que la lumière attire, et qui vient se casser la tête contre le cristal… Dans la lanterne étincelante et chaude, rien que le crépitement de la flamme, le bruit de l’huile qui s’égoutte, de la chaîne qui se dévide ; et une voix monotone psalmodiant la vie de Démétrius de Phalère… À minuit, le gardien se levait, jetait un dernier coup d’œil à ses mèches, et nous descendions. Dans l’escalier on rencontrait le camarade du second quart qui montait en se frottant les yeux ; on lui passait la gourde, le Plutarque… Puis, avant de gagner nos lits, nous entrions un moment dans la chambre du fond, toute encombrée de chaînes, de gros poids, de réservoirs d’étain, de cordages, et là, à la lueur de sa petite lampe, le gardien écrivait sur le grand livre du phare, toujours ouvert : Minuit. Grosse mer. Tempête. Navire au large.