Ah ! Parisiens, lorsque le poète de Maillane est venu chez vous montrer Paris à sa Mireille, et que vous l’avez vu dans vos salons, ce Chactas en habit de ville, avec un col droit et un grand chapeau qui le gênait autant que sa gloire, vous avez cru que c’était là Mistral… Non, ce n’était pas lui. Il n’y a qu’un Mistral au monde, celui que j’ai surpris dimanche dernier dans son village, le chaperon de feutre sur l’oreille, sans gilet, en jaquette, sa rouge taillole catalane autour des reins, l’œil allumé, le feu de l’inspiration aux pommettes, superbe avec un bon sourire, élégant comme un pâtre grec, et marchant à grands pas, les mains dans ses poches, en faisant des vers… — Comment ! c’est toi ? cria Mistral en me sautant au cou ; la bonne idée que tu as eue de venir !… Tout juste aujourd’hui, c’est la fête de Maillane. Nous avons la musique d’Avignon, les taureaux, la procession, la farandole, ce sera magnifique… La mère va rentrer de la messe ; nous déjeunons, et puis, zou ! nous allons voir danser les jolies filles… Pendant qu’il me parlait, je regardais avec émotion ce petit salon à tapisserie claire, que je n’avais pas vu depuis si longtemps, et où j’ai passé déjà de si belles heures. Rien n’était changé. Toujours le canapé à carreaux jaunes, les deux fauteuils de paille, la Vénus sans bras et la Vénus d’Arles sur la cheminée, le portrait du poète par Hébert, sa photographie par Etienne Carjat, et, dans un coin, près de la fenêtre, le bureau, un pauvre petit bureau de receveur d’enregistrement, tout chargé de vieux bouquins et de dictionnaires. Au milieu de ce bureau, j’aperçus un gros cahier ouvert… C’était Calendal, le nouveau poème de Frédéric Mistral, qui doit paraître à la fin de cette année le jour de Noël. Ce poème, Mistral y travaille depuis sept ans, et voilà près de six mois qu’il en a écrit le dernier vers ; pourtant, il n’ose s’en séparer encore. Vous comprenez, on a toujours une strophe à polir, une rime plus sonore à trouver… Mistral a beau écrire en provençal, il travaille ses vers comme si tout le monde devait les lire dans la langue et lui tenir compte de ses efforts de bon ouvrier…