Peu de temps après, Ulespiègle alla trouver le comte d’Anhalt, et s’engagea à lui comme trompette. Le comte était en guerre avec ses voisins, de sorte qu’il y avait dans la ville et dans le château beaucoup de cavaliers et de soldats, qu’il fallait nourrir chaque jour. On plaça Ulespiègle au haut d’une tour ; mais on l’y oublia, de sorte qu’on ne lui envoya pas à manger. Or, il arriva le même jour que les ennemis du comte vinrent rôder autour de la ville, et prirent les bestiaux qu’ils trouvèrent et les emmenèrent. Ulespiègle était dans sa tour et regardait par la fenêtre ; mais il ne sonna ni ne cria. Cependant le bruit parvint jusqu’au comte, qui courut avec les siens après l’ennemi. Quelques-uns aperçurent en haut de la tour Ulespiègle, qui regardait par la fenêtre en riant. Alors le comte lui cria : Que fais-tu ainsi à la fenêtre, et comment es-tu si tranquille ? Ulespiègle répondit : Je n’aime pas à crier ni à danser avant mes repas. La comte lui dit : Ne pouvais-tu sonner l’ennemi ? Ulespiègle répliqua : Je n’avais pas à sonner l’ennemi ; les champs en étaient pleins, et une partie s’en sont allés avec les vaches. Si j’en avais sonné davantage, ils seraient venus et auraient forcé la porte. Le colloque finit là. Le comte courut après l’ennemi. On se battit, et Ulespiègle fut encore oublié et n’eut pas à manger. Le comte eut du succès ; il prit à ses ennemis une grande quantité de bétail, et lui et ses gens commencèrent à le faire rôtir. Ulespiègle était en haut de sa tour, et se demandait comment il pourrait avoir quelque chose du butin. Il fit attention à l’heure, et quand vint le moment du repas, il se mit à corner et à crier : l’ennemi, l’ennemi ! Le comte et les siens quittèrent à la hâte la table, qui était déjà servie, se couvrirent de leurs armures, prirent leurs armes, et sortirent en courant dans la campagne pour joindre l’ennemi. Cependant Ulespiègle descendit à la hâte de sa tour, courut à la table du comte, prit bouilli et rôti et tout ce qui lui plût, et remonta dans sa tour. Lorsque les cavaliers et les fantassins arrivèrent, ils ne trouvèrent pas l’ennemi ; ils dirent : Le guetteur l’a fait par malice, et ils rentrèrent au château. Le comte cria à Ulespiègle : Es-tu devenu imbécile ou fou ? Ulespiègle répondit : Il n’y a pas de malice, mais la faim et la nécessité engendrent mainte ruse. Le comte dit : Pourquoi as-tu sonné l’ennemi, puisqu’il n’était pas là ? Puisqu’il n’y était pas, dit Ulespiègle, il fallait bien sonner pour le faire venir. Le comte lui répliqua : Tu te grattes avec les ongles d’un vaurien. Quand l’ennemi est là, tu ne cornes pas, et tu cornes quand il n’y est pas. Ne serait-ce pas de la trahison ? Il lui retira son emploi et prit un autre guetteur à sa place, et Ulespiègle fut obligé de servir comme fantassin. Il ne se trouvait pas heureux dans cette position, et il aurait bien voulu s’en aller ; mais cela n’était pas facile. Quand on sortait contre l’ennemi, il était toujours le dernier à sortir ; et quand on s’était battu et qu’on rentrait au château, il était toujours rentré le premier. Alors le comte lui demanda comment il devait comprendre cela de lui, qu’il sortait toujours le dernier et rentrait toujours le premier. Ulespiègle répondit : Cela ne doit pas vous fâcher, car, lorsque vous et vos hommes mangiez, j’étais en haut de la tour et je jeûnais, ce qui m’a beaucoup affaibli. Si maintenant je devais aller le premier à l’ennemi, j’aurais trop à me hâter pour revenir ; je me mets le premier à table et j’en sors le dernier, afin que mes forces reviennent. Quand elles seront revenues, je serai le premier et le dernier à l’ennemi. Le comte répondit : J’entends ; tu voudrais être à table aussi longtemps que tu es resté sur la tour. Ulespiègle répondit : Ce qui appartient à chacun, on le lui prend volontiers. Le comte lui dit : Tu ne seras pas longtemps à mon service ; et il lui donna congé. Ulespiègle en fut bien content, car il n’avait nulle envie de se battre tous les jours avec l’ennemi.