Jean de La Fontaine — Fables LIVRE DOUZIÈME Fable IV. Les deux Chèvres Dès que les Chèvres ont brouté, Certain esprit de liberté Leur fait chercher fortune ; elles vont en voyage Vers les endroits du pâturage Les moins fréquentés des humains. Là s’il est quelque lieu sans route et sans chemins, Un rocher, quelque mont pendant en précipices, C’est où ces Dames vont promener leurs caprices ; Rien ne peut arrêter cet animal grimpant. Deux Chèvres donc s’émancipant, Toutes deux ayant patte blanche, Quittèrent les bas prés, chacune de sa part. L’une vers l’autre allait pour quelque bon hasard. Un ruisseau se rencontre, et pour pont une planche ; Deux Belettes à peine auraient passé de front Sur ce pont : D’ailleurs l’onde rapide et le ruisseau profond Devaient faire trembler de peur ces Amazones. Malgré tant de dangers l’une de ces personnes Pose un pied sur la planche, et l’autre en fait autant, Je m’imagine voir avec Louis le Grand Philippe Quatre qui s’avance Dans l’Île de la Conférence. Ainsi s’avançaient pas à pas, Nez à nez nos Aventurières, Qui toutes deux étant fort fières, Vers le milieu du pont ne se voulurent pas L’une à l’autre céder. Elles avaient la gloire De compter dans leur race (à ce que dit l’Histoire) L’une certaine Chèvre au mérite sans pair Dont Polyphème fit présent à Galatée ; Et l’autre la Chèvre Amalthée Par qui fut nourri Jupiter. Faute de reculer leur chute fut commune ; Toutes deux tombèrent dans l’eau. Cet accident n’est pas nouveau Dans le chemin de la Fortune.