Je partis le dernier octobre 1729 de la Haye ; je fis le voyage avec milord Chesterfield, qui voulut bien me proposer une place dans son yacht. Le peuple de Londres mange beaucoup de viande ; cela le rend très robuste ; mais à l’âge de quarante à quarante-cinq ans, il crève. Il n’y a rien de si affreux que les rues de Londres ; elles sont très-malpropres ; le pavé y est si mal entretenu qu’il est presque impossible d’y aller en carrosse, et qu’il faut faire son testament lorsqu’on va en fiacre, qui sont des voitures hautes comme un théâtre, où le cocher est plus haut encore, son siége étant de niveau à l’impériale. Ces fiacres s’enfoncent dans des trous, et il se fait un cahotement qui fait perdre la tête. Les jeunes seigneurs anglais sont divisés en deux classes : les uns savent beaucoup, parce qu’ils ont été longtemps dans les universités ; ce qui leur a donné un air gêné avec une mauvaise honte. Les autres ne savent absolument rien, et ceux-là ne sont rien moins que honteux, et ce sont les petits-maitres de la nation. En général les Anglais sont modestes. Il me semble que Paris est une belle ville où il y a des choses plus laides, Londres une vilaine ville où il y a de très-belles choses. C’est une chose lamentable que les plaintes des étrangers, surtout des Français, qui sont à Londres. Ils disent qu’ils ne peuvent y faire un ami ; que, plus ils y restent, moins ils en ont ; que leurs politesses sont reçues comme des injures. Comment les Anglais aimeraient-ils les étrangers ? ils ne s’aiment pas eux-mêmes. Comment nous donneraient-ils à diner ? ils ne se donnent pas à diner entre eux. « Mais on vient dans un pays pour y être aimé et honoré. » Cela n’est pas une chose nécessaire ; il faut donc faire comme eux, vivre pour soi, comme eux, ne se soucier de personne, n’aimer personne, et ne compter sur personne. Enfin il faut prendre les pays comme ils sont : quand je suis en France, je fais amitié avec tout le monde ; en Angleterre, je n’en fais à personne ; en Italie, je fais des compliments à tout le monde ; en Allemagne, je bois avec tout le monde. On dit : En Angleterre, on ne me fait point amitié. Est-il nécessaire que l’on vous fasse des amitiés ? La corruption s’est mise dans toutes les conditions. L’argent est ici souverainement estimé ; l’honneur et la vertu peu. Quand je vais dans un pays, je n’examine pas s’il y a de bonnes lois, mais si on exécute celles qui y sont, car il y a de bonnes lois partout. Comme les Anglais ont de l’esprit, sitôt qu’un ministre étranger en a peu, ils le méprisent d’abord, et soudain son affaire est faite, car ils ne reviennent pas du mépris. Comme on ne s’aime point ici, à force de craindre d’être dupe, on devient dur. Les Anglais ne sont plus dignes de leur liberté. Ils la vendent au roi ; et si le roi la leur redonnait, ils la lui vendraient encore. Je crois qu’il est de l’intérêt de la France de maintenir le roi en Angleterre, car une république serait bien plus fatale : elle agirait par toutes ses forces, au lieu qu’avec un roi elle agit avec des forces divisées. Cependant les choses ne peuvent pas rester longtemps comme cela. Je ne sais pas ce qui arrivera de tant d’habitants que l’on envoie d’Europe et d’Afrique dans les Indes occidentales ; mais je crois que si quelque nation est abandonnée de ses colonies, cela commencera par la nation anglaise. Les Anglais vous font peu de politesses, mais jamais d’impolitesses.