Quand le vieillard — le professeur comptait alors soixante-deux printemps — eut fait trois pas, il tourna la tête en entendant cette interrogation lancée par une voix connue, sur un ton aigu : — Avez-vous un mouchoir ? Une femme était sur le pas de la petite porte et regardait son maître avec une sorte de sollicitude. Elle paraissait âgée d’une cinquantaine d’années, et sa mise annonçait une de ces domestiques pleines d’autorité dans la maison. Elle tricotait des bas. Le savant revint et dit naïvement : — Oui, madame Adolphe, j’ai mon mouchoir. — Avez-vous vos conserves ? Le savant tâta sa poche de côté. — Je les ai. — Montrez-les-moi, car souvent vous n’avez que l’étui, dit Mme Adolphe. Le professeur tira son étui et montra ses lunettes d’un air triomphant. — Vous feriez bien de les garder sur votre nez. M. de Saint-Leu mit ses besicles après avoir nettoyé les verres avec son mouchoir. Naturellement, il fourra le mouchoir sous son bras gauche pendant qu’il arrangeait ses lunettes : puis il fit quelques pas vers la rue de Fleurus et lâcha le mouchoir, qui tomba. — J’en étais sûre, se dit Mme Adolphe. Elle quitta la porte, ramassa le mouchoir et cria : — Monsieur ! monsieur ! — Eh bien ? fit le professeur indigné de cette surveillance. Ah ! pardon, reprit-il en recevant le mouchoir. — Avez-vous de l’argent ? demanda Mme Adolphe avec une sollicitude maternelle. — Je n’en ai jamais besoin, répondit-il naïvement, en expliquant ainsi toute la vie des savants. — C’est selon, si vous prenez le pont des Arts, il vous faut un sou. — Tu as raison, répondit le savant comme s’il eût tracé des instructions pour un voyage au pôle, je prendrai le Luxembourg, la rue de Seine, le pont des Arts, le Louvre, la rue du Coq, la rue Croix-des-Petits-Champs, la rue des Fossés-Montmartre ; c’est le plus court pour aller au faubourg Poissonnière. — Il est trois heures, dit Mme Adolphe, on dîne à six heures chez votre belle-sœur, vous avez trois heures à vous… oui… vous y serez, mais vous vous ferez attendre, dit Mme Adolphe en fouillant dans la poche de son tablier et en y cherchant deux sous qu’elle tendit au professeur. — Allons, monsieur, lui dit-elle, ne mangez pas trop, vous n’êtes pas gourmand, mais vous pensez à autre chose ; et vous, si sobre, vous mangez alors comme si vous n’aviez pas de pain chez vous. Tâchez de ne pas faire attendre votre belle-sœur, Mme Vernet ; autrement, on ne vous laisserait plus aller seul, et ce serait une honte pour vous… Mme Adolphe regagna le seuil de la petite porte et de là surveilla son maître, à qui elle fut obligée de crier : « À droite ! à droite ! » en le voyant aller du côté de la rue Notre-Dame-des-Champs. — Mon Dieu, c’est pourtant un savant…, à ce qu’on dit, reprit-elle. Comment a-t-il fait pour se marier ? Je le demanderai à Madame en la coiffant.