Vers quatre heures, le professeur Marmus se trouvait au guichet de la rue de Seine, sous les arcades de l’institut. Qui le connaît avouera qu’il avait très bien marché, pour n’avoir mis qu’une heure à traverser le Luxembourg et descendre la rue de Seine. Là, une voix lamentable, celle d’un petit enfant, arracha sans peine au bonhomme les deux sous que Mme Adolphe lui avait donnés ; quand il arriva devant le pont des Arts, il se souvint du péage, et retourna brusquement sur ses pas pour demander un sou à l’enfant. Ce petit drôle était allé changer la pièce pour ne donner qu’un sou à sa mère, qui rôdait dans la rue Mazarine avec un enfant à la mamelle. De là vint pour le professeur la nécessité de tourner le dos à l’invalide qui veille à ce qu’aucun Parisien ne passe sans payer. Deux voies se présentaient : ou le pont Neuf, ou le pont Royal. Le savant fut attiré vers le pont Royal par la curiosité, qui nous fait perdre plus de temps à Paris que partout ailleurs. Comment marcher sans donner un regard à ces petites caisses oblongues, larges comme la pierre du parapet, et qui tout le long du quai stimulent les bibliophiles par des affiches collées sur des battoirs où se lisent ces décevantes paroles : « À vingt centimes, — à trente centimes, — à cinquante centimes, — à soixante centimes, — à un franc cinquante. » Ces catacombes de la gloire ont dévoré bien des heures aux poètes, aux philosophes et aux savants de Paris ! Combien de cinquante centimes dépensés devant les boîtes à vingt centimes !… En regardant l’étalage, le professeur aperçut une brochure de Vicq-d’Azyr, un Charles Bonnet complet, édition de Fauche-Borel, et une notice sur Malus. — Voilà donc où nous arrivons, se dit-il en lui-même. Malus ! un si beau génie ! arrêté dans sa course quand il allait s’emparer de l’empire de la lumière ! Mais nous avons eu Fresnel. Fresnel a fait d’excellentes choses !… Oh ! ils arriveront à reconnaître que la lumière n’est qu’un mode de la substance. Le professeur tenait la notice sur Malus, il la feuillette, il a connu Malus. Il se rappelle et décline tous les Malus : puis il revient à Malus, à son cher Malus ; car ils sont entrés ensemble à l’Institut au retour de l’expédition d’Égypte. Ah ! c’était alors l’Institut de France, et non un tas d’académiciens sans lien. — L’empereur avait conservé, se dit Marmus, la sainte idée de la Convention. Je me souviens, dit-il en marmottant sur le quai, de ce qu’il m’a dit quand on m’a présenté à lui comme membre de l’Institut : « Marmus, je suis l’empereur des Français, mais vous êtes le roi des infiniment petits, et vous les organiserez comme j’ai organisé l’Empire, » Ah ! c’était un bien grand homme, et un homme d’esprit, les Français l’ont compris trop tard. Le professeur remet Malus et sa notice dans la case aux cinquante centimes, sans avoir remarqué combien de fois l’espérance s’est alternativement éteinte et rallumée dans les yeux gris d’une vieille femme assise sur un escabeau dans l’angle du quai, chaque fois qu’il agitait la notice. — Il était là, se dit-il en regardant les Tuileries sur la rive opposée, je l’ai vu, passant en revue ses sublimes troupes ! Je l’ai vu maigre, ardent comme les sables d’Égypte ; mais, une fois empereur, il est devenu gras et bonhomme : car tous les hommes gras sont excellents ; voilà pourquoi Sinard est maigre, c’est une machine à fiel ! Mais Napoléon aurait-il appuyé mon système ?