Il était bientôt l’heure à laquelle on se mettait à table chez le beau-frère de Marmus. Le professeur marcha lentement vers la Chambre des députés, en examinant si son système aurait eu l’appui de Napoléon. Il ne pouvait plus considérer l’empereur que sous cet angle : Rechercher si le génie de Napoléon eût coïncidé avec celui de Marmus à l’endroit du système sur l’assimilation des choses engendrées par une attraction perpétuelle et continue. — Non, le baron Sinard, en adorateur du pouvoir, serait venu dire à l’empereur que mon système est l’inspiration d’un athée ; et Napoléon, qui a fait, par politique, beaucoup de capucinades, m’aurait persécuté, car il n’aimait pas les idées ! il était le courtisan des faits. D’ailleurs, sous Napoléon, je n’aurais pas pu communiquer librement avec l’Allemagne. M’eussent-ils prêté leur appui, les Wytheimler, Grosthuys, Scheele, Stambach, Wagner ? Pour que les savants s’entendissent (les savants s’entendre !…), l’empereur aurait dû faire la paix ; et, dans ce cas, peut-être se serait-il occupé de ma querelle avec Sinard ! Sinard, mon ami !… mon élève devenu mon antagoniste, mon ennemi, lui, un homme de génie ?… Oui, il a du génie, je lui rends justice devant tout le monde. En ce moment, le professeur pouvait parler haut, mais sans aucun inconvénient, ni pour lui ni pour les passants, car il se trouvait à la hauteur de la Chambre des députés. La séance était finie, tout Paris dînait, excepté le savant. Marmus interpellait les statues, qui d’ailleurs ressemblent à tous les auditoires : il n’en est pas un en France auquel toute marque d’improbation ou d’approbation ne soit défendue, et cette loi nous paraît excellente ; car, autrement, il n’y a pas d’auditoire qui ne deviendrait l’orateur. Au pont d’Iéna, Marmus éprouva des tiraillements d’estomac ; il entendit la voix enrouée d’un fiacre, il se crut malade, fit un signe, et se laissa mettre en voiture. Il s’y établit. Quand le cocher demanda : « Où allons-nous ? » il répondit tranquillement : — Chez moi. — Où, chez vous, monsieur ? — Numéro 3. — Quelle rue ? — Ah ! vous avez raison, mon ami. Mais voilà quelque chose d’extraordinaire, dit-il en prenant le cocher pour confident, je me suis tant occupé de la comparaison des hyoïdes, des caraçoïdes chez les… (oui, c’est là que je pincerai Sinard en flagrant délit ! à la prochaine séance de l’Académie, il mettra les pouces… Il sera forcé de se rendre à l’évidence). Le cocher s’était enveloppé dans son carrick en loques, avec résignation, il se disait : — J’ai vu bien des bourgeois ; mais !… En ce moment, il entendit : — À l’Institut. — À l’Institut, notre maître ? — Oui, mon ami, ce sera en plein Institut. — Au fait, il a la rosette ! se dit le cocher. Le professeur, qui se trouvait infiniment mieux en fiacre, s’abandonna complètement à la recherche d’une démonstration qui coquetait avec son système sans vouloir se rendre, la coquine !… La voiture s’arrête à l’Institut, le portier voit l’académicien et le salue respectueusement. Le cocher, qui n’a plus aucun soupçon, se met à causer avec le concierge de l’Institut, pendant que l’illustre professeur se rend, à huit heures du soir, à l’Académie des sciences. Le cocher raconte au concierge où il a chargé. — Au pont d’Iéna ? dit le concierge ; M. Marmus revenait de Passy, il avait sans doute dîné chez M. Planchette, un académicien de ses amis. — Il n’a jamais pu me dire son adresse. — Il demeure rue Duguay-Trouin, n°3. — Joli quartier, dit le cocher. — Mon ami, dit au concierge le professeur qui avait trouvé la porte close, il n’y a donc pas séance ? — Aujourd’hui, répond le concierge, à pareille heure ! — Mais quelle heure est-il donc ? Près de huit heures… — Il se fait tard. Allons ! chez moi, cocher. Le cocher prend les quais, la rue du Bac, se fourre dans les embarras, revient par la rue de Grenelle, la Croix-Rouge, la rue Cassette ; puis il se trompe, il cherche la rue d’Assas par la rue Honoré-Chevalier, par la rue Madame, par toutes les rues impossibles : et il débarque, à neuf heures, le professeur rue Duguay-Trouin, en jurant que, s’il avait connu l’état de la rue, il ne serait pas monté là pour cent sous. Enfin, il réclame une heure, car alors les ordonnances de police qui défendent les consommateurs de temps en voiture contre les ruses des cochers, n’avaient pas encore pavoisé les murs de Paris de leurs articles protecteurs, où toutes les difficultés sont prévues. — C’est bien, mon ami. — Payez-le ! dit le savant à Mme Adolphe. Je ne me sens pas bien, ma chère enfant, dit-il en entrant dans le jardin. — Monsieur que vous avais-je dit ? s’écria Mme Adolphe ; vous avez trop mangé. Pendant votre absence, je me suis dit : « C’est la fête à Mme Vernet ; on va me pousser monsieur, et il me reviendra malade. » Allons, couchez-vous, je vais vous faire du thé.