Le professeur traversa le jardin, alla dans un pavillon sis à l’un des angles, où il demeurait seul, pour ne pas être contrarié par sa femme… Il monta l’escalier de meunier qui menait à sa petite chambre, se déshabilla, se plaignit tant de ses souffrances à l’estomac, que Mme Adolphe le gorgea de thé. — Ah ! voici une voiture, c’est madame qui rentre sans doute bien inquiète, dit Mme Adolphe en tendant au professeur une sixième tasse de thé. Voyons, Monsieur, j’espère que vous pourrez bien la prendre sans moi ; n’allez pas la répandre dans votre lit, vous savez comme madame en rirait… Êtes-vous heureux d’avoir une petite femme aimable et gaie comme celle-là ! — Ne lui dis rien, mon enfant ! s’écria le professeur, dont la physionomie annonçait une espèce de frayeur enfantine. Le vrai grand homme est toujours plus ou moins enfant. — Eh bien, adieu ! garde le fiacre pour t’en aller, il est payé, disait Mme Marmus quand Mme Adolphe arriva sur le pas de la porte. Le fiacre avait déjà tourné. Mme Adolphe, qui ne put voir par qui Madame avait été ramenée, se dit : — Pauvre madame ! ce sera son neveu. Mme Marmus, petite femme svelte, gentille, rieuse, était mise divinement et d’une façon un peu trop jeunette pour son âge, car elle comptait vingt-cinq ans de ménage. Enfin, elle pouvait encore porter une robe à petites raies roses, une pèlerine brodée et garnie de dentelles, des brodequins jolis comme des ailes de coléoptère, et un chapeau rose à fleurs de pêcher, d’un goût délicieux, qu’elle tenait à la main. — Voyez, Mme Adolphe, je suis toute défrisée ; je vous le disais bien : quand il fait si chaud, il faut me coiffer en bandeau. — Madame, monsieur est bien mal, vous l’avez laissé trop dîner… — Que voulez-vous ! il était à un bout et moi à un autre de la table, et il est revenu, comme toujours, sans moi… Pauvre petit homme ! J’y vais, après m’être déshabillée. Mme Adolphe retourne au pavillon pour proposer un vomitif au professeur en le grondant de ne pas avoir ramené madame. — Puisque vous alliez en fiacre, vous pouviez bien m’épargner la dépense de celui que madame a pris pour revenir ; et, pour me faire payer une heure, vous avez donc arrêté quelque part ? — À l’Institut. — À l’Institut ? Où donc êtes-vous monté en voiture ? — Devant un pont je… crois… — Faisait-il encore jour ? — Presque. — Mais vous n’êtes donc pas allé chez Mme Vernet ?… — Pourquoi n’es-tu pas venu chez Mme Vernet ?… demanda Mme Marmus. L’épouse du professeur, arrivée sur la pointe des pieds, avait entendu la question de Mme Adolphe ; elle ne voulut pas voir l’étonnement peint sur la figure de la gouvernante, qui ne pouvait oublier l’assurance avec laquelle madame venait de placer le professeur à la table de Mme Vernet. — Ma chère enfant, je ne sais pas…, dit le professeur tout penaud. — Mais tu n’as donc pas dîné ? dit Mme Marmus dont l’attitude resta celle de l’innocence la plus pure. — Et avec quoi, Madame ? il avait deux sous ! dit Mme Adolphe en regardant Mme Marmus d’un air accusateur. — Ah ! je suis vraiment bien à plaindre, ma pauvre madame Adolphe ; voilà vingt ans que cela dure, et je n’y suis pas encore faite. Six jours après mon mariage, nous allions un matin sortir de notre chambre pour déjeuner. Monsieur entend le tambour des élèves de l’École polytechnique où il était professeur, il me quitte pour les aller voir passer ; j’avais dix-neuf ans, et, quand je l’ai boudé, vous ne devineriez pas ce qu’il m’a dit ?… il m’a dit : « Mais ces jeunes gens sont la fleur et la gloire de la France !… » Voilà comment mon mariage a commencé. Jugez du reste. — Comment, Monsieur, est-ce possible ?… demanda Mme Adolphe indignée. — Je tiens Sinard ! dit Marmus d’un air triomphal. — Mais il se laisserait mourir, s’écria Mme Adolphe. — Allez lui chercher quelque chose à manger, dit Mme Marmus ; mais que ne se laisserait-il pas faire !… Ah ! ma bonne madame Adolphe, un savant, voyez-vous, est un homme qui ne sait rien du tout… de la vie, s’entend. La maladie se calma donc par un cataplasme de fromage d’Italie, que Mme Adolphe alla chercher, et que le savant s’administra très insouciamment, sans savoir ce qu’il mangeait, car il tenait Sinard !… — Pauvre madame, dit l’excellente Mme Adolphe, je vous plains ! Comment, il était si distrait que cela ! Et Mme Adolphe oublia l’étrange aveu de sa maîtresse.